16.3.06

Portrait de l’Empereur en vagabond : Le Soleil d'Alexandre Sokourov



Hirohito ressemble à Charlot, et les photographes américains, avides d'immortaliser la figure de l’Empereur défait, n’en reviennent pas de cette découverte… Hey ! Charlie… ! Hirohito, petite silhouette fluette à la fine moustache et à la bouche vibrante, porte un costume sombre et étriqué, un petit chapeau noir. Il a renoncé au kimono qui ne se porte que dans les grandes occasions et se prête au jeu, posant en souriant au milieu des roses. Quelques séquences avant, Alexandre Sokourov a dispersé au vent Hiroshima et Nagasaki, dans un tableau étonnant de flammes et d’eau où des poissons noirs, tels les bombardiers, flottent dans les airs. Hirohito, seul dans ses appartements, sombres et étriqués eux aussi, s’attarde sur l’album photo du bonheur familial et caresse doucement le visage des absents. Il laisse ouvert devant lui un autre album contenant les portraits glacés, somptueux et triomphants de stars hollywoodiennes… Gene Tierney, Greta Garbo… et Charles Chaplin… Il regarde la photo d’Hitler, le dictateur qu’il n’a jamais rencontré. Ce qu’il reste du film de Sokourov, ce sont ces fulgurances visuelles jaillies de la tonalité gris de cendre qui baigne l’ensemble de l’œuvre. Le gris des villes terrassées. Des fulgurances subtiles et d’une cohérence sans faille, à l’image de cette grue, symbole de bonheur et de paix pour les Japonais, que les GIs venus chercher Hirohito, chahutent au passage. Le cinéaste raconte comment un Dieu devient homme et semble s’en accommoder. A-t-il jamais cru lui-même à son essence divine ? Il est juste curieux de savoir s’il ressemble vraiment à Charlot. L'Empereur apprend à ouvrir une porte lui-même, à fumer le cigare en buvant du cognac, à se passer d’interprète et d’intermédiaires. Il est époux et père, chef d’Etat responsable, naturaliste à ses heures, polyglotte. Sokourov nous raconte aussi la mort d’un mythe tenace, celui du Japon « éternel » et immuable. Renonçant à toute tentation pittoresque et décorative au profit d’une épure que l’on pourra juger austère, il le dépouille de son imagerie attendue. Sokourov ne verse pas dans une japonité qui serait pure altérité. Ce n’est pas si fréquent. Il ne modère pas sa sympathie envers son personnage et choisit de se démarquer du discours culpabilisateur communément tenu à l'égard du Japon. Les historiens pourront à juste titre s'en indigner, comme le chambellan, fidèle et compassé, de voir Hirohito comparé à Charlot. Restera néanmoins la présence marquante d'un grand personnage de cinéma.
Sophie Spandonis

5.3.06

Truman Capote

J’ai vu cette chose récente : Truman Capote, de Bennett Miller, avec Philip Seymour Hoffman. Je vais parler de la fin du film : si vous ne voulez pas la connaître, détournez la vue maintenant. Capote, lui, ne l’a pas fait lorsqu’on a pendu son personnage. Le film raconte comment il a écrit In Cold Blood, ce grand roman inspiré d’un petit fait divers, deux hommes quelconques qui dans le Sud des États-Unis massacrent une famille sans raison particulière. L’écrivain va rendre visite aux assassins dans leur prison, semble sympathiser avec eux, les aide à trouver un avocat qui leur permet d’échapper à une exécution rapide. Il devient ami de l’un d’entre eux, Perry. Il en tombe peut-être amoureux. Il écoute l’histoire de sa vie - toute sa vie, sauf le jour du crime. Ce n’est qu’en le menaçant d’abandon qu’il obtient de sa bouche le récit de la scène centrale de son roman. Perry s’exécute : on voit à l’écran la violence chaude et brouillonne de deux types en colère.


Manque désormais la fin, la mise à mort des assassins. La machine judiciaire s’éternise, Capote, condamné à attendre le dénouement pour terminer son ouvrage, sombre dans l’alcool et la dépression. Il cesse délibérément d’aider ces hommes à sauver leurs vies, pour aider ses personnages à devenir eux-mêmes. De longues années après les faits, la Cour suprême tranche : c’est la peine capitale. Capote est là, horrifié et mort de honte, mais incapable de détourner le regard, et secrètement satisfait. Il peut finir son chef-d’oeuvre de non fiction, ce genre auquel il aura donné sa physionomie contemporaine. Mais la culpabilité et la boisson l’entraîneront d’abord vers l’impuissance créatrice, ensuite vers une mort précoce. La non fiction est devenue une machine de destruction : c’est bien la loi du genre qui tue, d’abord les criminels, ensuite le législateur. Littérature meurtrière, de sang-froid.
Esteban Buch