1.2.09

Les noces rebelles


« Revolutionnary Road » est probablement l’un des meilleurs films de l’année et aussi l’un des meilleurs de son réalisateur, Sam Mendes.
Loin d’essayer de chercher la même imagerie publicitaire que dans « American beauty » (la pin-up dans la baignoire remplie de roses, le voisin nazi etc.) ou de convoquer les poids lourds d’Hollywood pour un thriller similaire aux « Sentiers de la perdition », il décrit avec une certaine simplicité la lente déliquécence d’un couple américain moyen dont les idéaux partent petit à petit en fumée et revient ainsi à son thème de prédilection : la lente décrépitude de l’american way of life.

Frank et April, deux personnages que tout semble opposer au début (le premier est docker, la deuxième se rêve actrice) se mettent en couple par amour, peut-être, par soif d’aventure, probablement. Comme le dit d’ailleurs April dans le film, son attrait premier pour Frank était qu’elle avait l’impression, qu’avec lui, il était possible de songer à cet idéal de liberté, mis à mal par la société puritaine et conservatrice américaine.
Le film m’a beaucoup fait penser à « The Hours » de Stephen Daldry par sa description systématique de l’ennui des fameuses housewives américaines, entourées par un bonheur apparent (des voisins sympathiques, des propriétés magnifiques, des beaux jardins, des enfants qu’on aime) mais qui ne trouvent, dans ce bonheur, aucune réelle satisfaction. L’histoire de Frank et April, c’est l’histoire de petites trahisons qui font que la vie qu’on se construit s’éloigne inexorablement de la vie qu’on aurait rêvé et la force du film de Mendes est de montrer que cet éloignement est provoqué uniquement par les décisions des personnages.
Le personnage du fou (le fils de Kathy Bates, dans le film) est un révélateur : il prouve à Frank et April que cet idéal, dont ils ont envie, n’est ni un rêve ni une chimère mais un possible qu’ils n’ont qu’à saisir pour qu’il se réalise, il leur prouve leur incapacité à vivre ce possible, à le réaliser.

Le film est d’autant plus cruel qu’il est rappellé à de nombreuses reprises dans le film que le couple des Wheelers est un couple particulier, exceptionnel, promis à un grand destin. La peur d’affronter ce destin et en même temps, d’aller contre son héritage (le père de Frank) et son entourage (les voisins) amène les Wheelers à abandonner leurs rêves et à se conformer à l’american way of life.
J’ai trouvé ce film magnifique car il parle des désirs que l’on peut avoir, de notre impossibilité (volontaire ?) à les réaliser mais également du fait que ne pas les réaliser nous tue petit à petit, que ce soit dans notre esprit (pour Frank qui répète le destin de son père) ou dans notre corps (pour April).

Le film m’a également fait penser à « The Virgin Suicides » de Sofia Coppola dans son évolution lente et progressive vers une situation de non-retour, désespérée, suicidaire. April porte l’enfant du couple, l’enfant du renoncement alors que sa vie ne lui convient pas, que son couple bat de l’aile, que tous ses rêves s’écroulent. Cet enfant de l’amertume est un enfant maudit dans ce qu’il incarne, pour sa mère. Porter cet enfant met April dans un conflit permanent entre son corps, qui n’a qu’un désir : fuire et ce qui germe en elle : le prolongement de sa vie morne de banlieue américaine. Mendes atteind à la fin du film, des sommets quand April cherche à fuire et finalement abandonne la lutte avant de se perdre définitivement. Il y a du Douglas Sirk dans ce film mais un Douglas Sirk amère qui ne ferait pas se retrouver ses personnages à la fin, qui serait finalement plus réaliste, moins dans un schéma classique hollywoodien.

La morale du film, s’il y en a une, c’est de montrer combien nos rêves agissent sur nous de façon destructive, nous empêchant de construire, de vivre nos vies. C’est une morale bien loin de celle de l’ensemble de la production hollywoodienne.

La grande idée du film est d’avoir pris le couple de « Titanic » pour jouer les deux personnages, non seulement parce qu’ils sont d’excellents acteurs (et Kate Winslet l’a déjà prouvé bien avant de tomber amoureuse de Mendes) mais également parce que, dans notre imaginaire de spectateur, cette grande vie rêvée des personnages, c’est la leur, leur vie réelle et la vie de Jack et Rose, un couple exceptionnel. Faire jouer cette normalité et ce dégoût de soi par ce couple intensifie incroyablement la lâcheté de chacun des personnages. On sait (en tant que spectateur) qu’ils sont exceptionnels et on voit, à travers le film, que leur lâcheté l’un envers l’autre, ensemble est un lâcheté autant provoquée que subie.
La vocation d’actrice d’April n’a été avortée que parce que ni lui ni elle ne semblaient y croire, que parce qu’il et elle étaient les plus féroces critiques qui aient vu la pièce, que parce que leur amour de l’exigence et l’exigence de leur amour enterre toute prétention.

C’est la grande réussite de ce film, ne pas accuser un système mais un esprit, une façon de penser, ne pas rejeter la faute mais l’assumer.
On ne dira jamais assez combien Kate Winslet est excellente dans ce rôle, s’effaçant dans le film progressivement jusqu’à devenir transparente (on a du mal à croire que la même actrice jouait dans « Raison et sentiments » d’Ang Lee ou « Eternal Sunshine of the Spotless Mind de Gondry), se mettant totalement au service de la mise en scène bien loin de la performance hollywoodienne d’une actrice comme Nicole Kidman, bien plus proche de Julianne Moore dans « The Hours » (encore…), dans une performance littéralement fluide et glissante, inconstante : libre.

Lemmycaution ( 27 janvier 2009 ) Rue 89

3.10.08

Expo de photos d'Alécio de Andrade

L’exposition de portraits que présente l’Ambassade du Brésil est intéressante à bien des égards : elle montre d’abord un aspect moins connu du photographe Alécio de Andrade (Rio de Janeiro 1938 - Paris 2003) également poète et musicien, celui d’une vie personnelle riche en rencontres, en amitiés et en complicités, et elle confirme une fois de plus les liens étroits tissés entre les artistes et les intellectuels français et brésiliens tout au long du XXème siècle.

En effet, qu’ils soient écrivains, artistes, musiciens, photographes et poètes ; qu’ils choisissent Paris comme source intellectuelle et visuelle ou qu’ils arrivent pour fuir la dictature, toutes les voix qui ont façonné l’image culturelle de la modernité brésilienne ont aimé Paris, qu’ils y séjournent brièvement ou qu’ils choisissent de s’y installer définitivement. Mais en offrant toujours à cette ville d’accès difficile un vrai retour d’affect et de création, la rencontre avec l’Autre ayant été, de part et d’autre, une irréductible source « d’enchantement ».

De Tarsila do Amaral, peintre qui apprend le futurisme avec Fernand Léger et prend conscience avec son compagnon le poète Oswald de Andrade de sa « brésilianité », aux réalisations architecturales d’Oscar Niemeyer au Havre et à Paris (siège du Parti communiste) en passant par les séjours prolongés d’artistes comme Cicero Dias, Lygia Clark, Sérgio Camargo, ou encore aujourd’hui Arthur Luiz Piza, Franz Krajcberg et Flavio-Shiró pour ne citer que ceux-là ; du compositeur Heitor Villa-Lobos à ceux de la MPB (musica popular brasileira) comme Chico Buarque ou Caetano Veloso..., la vie parisienne latino-américaine regorge de ces passerelles entre les cultures. Elle est particulièrement enrichie par les apports du Brésil, les Brésiliens comptant parmi les acteurs majeurs de ces croisements culturels.

C’est en quelque sorte cette histoire que nous raconte Alécio de Andrade avec la vraie tendresse poétique qui est la sienne. La cinquantaine de portraits choisis par Patricia Newcomer témoigne de la sensibilité complexe et dense de cet entrelacs d’images, d’idées, de voix et de sons. Cette « richesse inépuisable de l’instant » dont parle Patrick Bensard à propos de l’art d’Alécio, cette « temporalité personnelle » relevée ailleurs, conjuguent la délicatesse et la puissance de l’affection avec l’amour-passion de la vie. Si le poète Carlos Drummond de Andrade - avec qui Alécio entretenait une relation d’amitié - écrivait que « sa création constitue un puissant, délicat, et inoubliable commentaire lyrique du monde », ces quelques portraits sont aussi là pour nous le faire partager. Sans prétention, saisis dans un quotidien pris au vol, sans effet de pose, dans la spontanéité de l’instant retrouvé.

Dans le sillage des capteurs d’images avec lesquels il a une filiation assumée, tels que Cartier-Bresson, Edouard Boubat ou Robert Doisneau, Alécio de Andrade apporte cette légèreté grave de l’instant. Ce n’est pourtant pas un Brésil de la nostalgie, capté dans son exil parisien. C’est un Brésil de la gaieté et de la rencontre, un Brésil de l’échange comme le montrent les photos de Pierre Seghers ou de Jean-Louis Barrault avec Vinícius de Moraes, ou de Mario Pedrosa avec Calder prises à Paris respectivement en 1972 et 1975. C’est le Brésil de la modernité à Rio ou à Paris avec les portraits, méditatif pour Carlos Drummond de Andrade (Rio, 1964) ou pensif pour Arthur Luiz Piza (Paris, 1971). La « simplicité » de la plupart de ces portraits crée chez le spectateur l’impression d’une familiarité que suscitaient déjà les photos de l’enfance où la spontanéité éphémère et furtive des gestes et des regards nous plongeait dans le réel d’une perception à fleur d’objectif.

On découvre un Gilberto Gil jeune et barbu lors de son exil en Europe (Paris 1971), un Oscar Niemeyer élégant et doux à Paris en 1973 : certains artistes comme Frans Krajcberg (Paris 1975) et Sérgio Camargo (Paris 1971) sont accompagnés d’un objet signifiant ou d’une de leurs œuvres tandis que Chico Buarque (Paris 1992) ou Lygia Clark (Paris 1969) sont captés dans un mouvement ou dans un geste à l’aisance naturelle : choisis ou fruits du hasard, ces clins d’œil ne sont pas seulement esthétiques, mais témoignent de la complicité qui unit l’artiste photographié et son œuvre avec le photographe.

Cette exposition nous rapproche sans aucun doute de ces êtres d’exception. L’humanité que leur insuffle le regard d’Alécio nous touche car il sait briser la distance, évoquer la fragilité, susciter les éclats de rires. Faire parler le silence des images, pour qu’elles vivent, en dehors d’une quelconque stratégie.

Christine Frérot
septembre 2008


Exposition Alécio de Andrade
Portraits de brésiliens
1964-1995
Du 2 octobre au 14 novembre 2008
Espace Frans Krajcberg
Ambassade du Brésil
34, cours Albert 1er - 75008 Paris
Exposition ouverte au public
du lundi au vendredi, de 10h à 18h

10.7.07

Le jardin des Finzi Contini


Roman de Giorgio Bassani paru en 1962, Vittorio de Sica en a filmé une adaptation en 1970 avec Dominique Sanda dans le rôle de Micôl Finzi Contini. Le film est touchant, déchirant et splendide à la fois. Le meilleur du cinéma italien de l'époque s'y exprime... Au début du Jardin débute, la jeunesse juive de Ferrare il s'est vu interdire l'accès aux cours de tennis. Elle investit donc le palais des Finzi Contini, qui ont toujours vécu à l'écart, retranchés derrière leurs murs. Leurs enfants ne fréquentaient pas l'école, suivaient les cours de professeurs particuliers, mais Micôl rencontrait le narrateur lors des examens, et à la synagogue... Micôl, hôtesse parfaite et parfaitement belle, accueille tous ses amis. Les visites dans la demeure des Finzi-Contini vont permettre au narrateur d'avouer son amour à Micôl, qui le refusera... Il est déchiré, et pourtant, elle semble l'aimer. Mais elle reste tellement énigmatique. En toile de fond de cet amour contrarié, la vie se déroule, le frère de Micôl décède, elle noue une intrigue étrange avec Menate, les vexations envers les familles juives se font plus fréquentes, la pression s'accroît, coups de fil anonymes, etc. Et puis c'est l'arrestation, le rassemblement dans les locaux de l'école de Ferrare, et la fin, prévisible, il ne restera rien des Finzi Contini. Leur propriété, à l'abandon, retournera à la sauvagerie...

12.5.07

Le vieux jardin, le film


Ils sont jeunes, beaux, idéalistes, révolutionnaires et socialistes. Et ce film raconte leur défaite. Tiré du roman de Hwang Sok-yong (lire la chronique sur le site de Rue Saint-Ambroise), le Vieux jardin d'Im Sang-soo (réalisateur du burlesque et sanglant The President's Last Bang), dévoile la répression syndicale et politique derrière le miracle économique sud-coréen. Un film magnifique, très fidèle au livre. Certes, il n'en a pas l'intensité, l'acteur pincipal est un peu lisse (il n'a pris que quelques cheveux blancs en dix-huit années passées derrière les barreaux), et il verse sans hésiter dans le mélo, là où le roman était d'une sobriété absolue, mais il n'en reste pas moins juste, émouvant et désespérant.

11.11.06

Forêts de Wajdi Mouawad


Il arrive toujours du côté où on l’attend le moins, le pas tranquille de l’ange


Plus rien à voir malheureusement de cette chose vue… la dernière du spectacle écrit et mis en scène par Wajdi Mouawad a eu lieu il y a quelques jours au Théâtre 71 de Malakoff. Restent des impressions profondes et durables, le souvenir d’un bouleversement, d’une traversée de quatre heures par grand vent, grandiose et éprouvante. Et un texte disponible chez Actes Sud.

Forêts […] raconte une histoire, celle d’une jeune fille d’aujourd’hui qui sera forcée d’aller voir où se trouve cet instant qui refuse de mourir en elle et qui déchire son être. La quête est d’autant plus douloureuse que cette seconde se situe quelque part, non dans les interstices de sa propre existence, mais plutôt dans celle de ses parents. Comment faire alors pour remonter le temps ? La pièce s’ouvre sur un anniversaire célébré avant même la naissance de l’enfant à la lueur fugace de quelques allumettes sur fond de chute du mur de Berlin. Une page se tourne, l’autre est écrite d’avance… Avec des histoires pareilles, on en fera une tragédienne. Et nichée au creux de cette rencontre entre le passé et l’avenir, cette éternelle seconde qui tient lieu de présent et d’horizon à tous les personnages.

Ils sont dix-sept. Une lignée féminine suivie sur sept générations pour aboutir à la jeune Loup, lignée qui structure le texte comme un corps démesuré et fragmenté : Le cerveau d’Aimée, Le sang de Léonie, La mâchoire de Luce, Le ventre d’Odette, La peau d’Hélène, Le sexe de Ludivine, Le cœur de Loup. Epopée commencée aux lendemains de 1870 et poursuivie jusqu’en 2006. Effets de simultanéité rendus saisissants par une mise en scène fluide, surprenante et inspirée. Effets d’échos, de bégaiements produits par les répétitions du texte, des situations et par le jeu des comédiens qui incarnent plusieurs personnages. Personnages saturés de mots, en raison inverse des non-dits qui enrayent la destinée familiale. Personnages tatoués qui portent la mémoire et l’identité à fleur de peau mais qui oublient, se taisent, s’aveuglent, résistent.

Naissances, morts, guerres, maux, passions impossibles, amitiés, abandons, incestes, folie, serments, haines, secrets, hasards et rebondissements. Feuilletonesque. Gargantuesque. Lyrique. Sensuel. Excessif. Naïf. Ambitieux. Wajdi Mouawad a osé cela que si peu osent encore, jeter le spectateur dans une forêt de girafes, de déportés, de poilus déserteurs, de téléphones portables, de grandes déclarations, de paléontologie, de neurologie, d’enfants trouvés, de tumeurs, d’oracles, de tueurs en série, de photos et de journaux intimes, en le forçant à s’affronter à ses propres questions. D’où ça vient tout ça ? Cette douleur ? Entendu un jeune homme, à la sortie de la représentation, disant C’est cathartique.

La forêt des Ardennes dans laquelle vient se perdre l’origine de Loup, utopie heureuse de la vie hors de l’histoire et de ses tragédies, convertie bientôt en ténèbres, est le seuil au-delà duquel on ne peut aller, la régression ultime à laquelle il faut se confronter. Métaphore de l’inconscient. On ne peut échapper ni à l’Histoire ni à son histoire, à moins de se condamner. On ne peut échapper à son double, à son jumeau toujours mortifère… La jumelle tua son jumeau, le jumeau tuera sa jumelle. On ne peut s’échapper à soi-même. Echapper à sa part de ténèbres. L’énigme pourtant trouvera sa résolution hors de la famille, à la faveur de l’un de ces brusques changements d’aiguillage ménagés par l’existence. L’odyssée s’achève par une rencontre improbable et une mise en terre désormais possible. Pacification des morts et des vivants grâce à la promesse énoncée au passé et accomplie par les générations futures. Hymne à la vie, par-delà les souffrances qu’elle inflige et le sens qu’elle refuse, porté sur scène par des comédiens galvanisés.

Promesse énoncée, promesse renoncée, trahie, tenue et puis oubliée et de nouveau tenue, abandonnée, rejetée, reniée, moquée puis pleurée. La promesse et sa nécessité, écrit Wajdi Mouawad du propos de sa pièce, troisième volet d’une suite sensible qui en comptera un quatrième… Sa promesse nous devient nécessité. Pierre Ascaride tiendra, on l’espère, la sienne, poursuivant ainsi un long chemin parcouru avec l’auteur : reprogrammer Forêts dans son théâtre en mai 2008.


Sophie Spandonis


Forêts de Wajdi Mouawad, Actes Sud-Papiers, 2006.
Toutes les citations sont de W. Mouawad

19.9.06

Sophie Spandonis, photographies

sophie spandonis


Les photos de Sophie Spandonis : l’objet change selon qu’on le campe au plus près de son visage, de son obturateur ou de son catalogue. Comptent notamment son étrange passion pour le Japon, ses balades lettristes au cimetière, son exploration des personnes, le cas qu’elle fait des transparences, cette trace des lueurs de la nuit. Ou encore son autoportrait à l’appareil photo, dont la vocation d’icône saute aux yeux. Toutes ces galeries, malgré leurs airs d’aléas récoltés au gré des voyages, respirent la composition éprise d’elle-même. Les choses se tiennent, et elles sont toutes visibles. Or s’il fallait s’y faufiler par une porte unique en la croyant dérobée, l’invitation s’adresserait en premier aux amateurs de jeux d’échelles. Ce n’est pas seulement que Sophie Spandonis aime les jouets, moins à force de plaindre l’enfant sans jouet que d’évoquer le jouet sans enfant. C’est surtout que le mariage instable du petit et du normal, qui chez d’autres ne donne que le monstrueux, se décline chez elle en appel au signe. Les écritures, y compris les écritures incompréhensibles, sont les indices d’un réel où figures humaines et structures urbaines se gavent ensemble de signifiants. Les calligraphes apprécieront, même si cela donne à terme de l’art dramatique. Théâtre des pantins et des gens, théâtre des espaces modernes : allez voir les photos de Sophie Spandonis, tandis qu’elle pose un instant l’appareil sur ses genoux amoureux d’argentique !

Esteban Buch

10.6.06

Expo: François-Marius Granet 1775-1849


Si l’on devait comparer... Ici les dessins ( aquarelles et lavis ) prennent une ampleur absente chez Hubert Robert. Plus de 200 dessins, nous dit-on, que Granet voulut léguer au Louvre. Laisser au Louvre. Nous voilà à nouveau dans le vif du sujet (cf. voir la chronique sur Robert Hubert) : le dessins R est un présent.


Lavis — Réception des lumières, distribution d’ombres. On remarque trois valeurs : deux pour l’ombre et une pour la lumière. Quand ce n’est pas la feuille vierge qui prend à charge le dernier renvoi du rayon et traverse la feuille comme une raie négative. De même, quand il s’agit d’indiquer la profondeur de champs avec une trouée.





Dessins 42 La Befana à Rome, effet de nuit. Plume et ancre noir, sur traits de graphite.
Plus savant que le précédent, comparable à certain lavis de Rembrandt.

Raccourci des traits et des ombres. L’économie du dessin est l’art de supprimer des indications à l’aide des bords et des contrastes, pour que ce soit l’œil qui, au moment de raccorder les valeurs, restitue le volume. Cette opération : la synthèse des formes, que l’œil réalise in vivo, produit la joie…

Illustration et dessin diffèrent en ce point : le premier, anecdotique et descriptif, elliptique et évocateur, le second.

Autrement : intérieur des églises et couvents, prédilection pour les espaces clôturés. Chambre noir. L’art de la voûte. On trouve souvent cette figure : l’arcade lumineuse, l’ombre des personnages projetée au sol…

Nous sommes dans les domaines du dessin R ? Le dessin 42, certainement.
Mais les dessins de Granet que j’aime le plus, et qui font partie du legs, ne se trouvent malheureusement pas exposés. Une suite de Lavis où le sujet est l’atelier du peintre…
Jugez vous-même :


Pour en voir d’autres allez à :
Inventaire du Département des Arts graphiques du Louvre


Coda
Dessiner… le mot lui-même agit comme un excitant, je me vois en train d’appliquer des couches, tracer au crayon, revenir au pinceau, tracer des lignes aussitôt diffuses, je lis la mare humide, des zones estompées, et je reviens à la charge…
Au même temps, je devine, une réaction qui par capillarité secrète des substances ou du moins un drainage plus intense du sang, un chatouillement du plexus. Comme la décharge chimique à la vue, toujours soudaine, d’un dessin : un quart de feuille, son fond aqueux, lavis et ancre noir, des traits, comme maintenant quand je sors de l’expo et que je vois et désire au-dessus de la perception ou en retrait de celle-ci, cette… cette quoi ? Comment doit-on appeler cette « image » qui soudain surgit sans pour autant apparaître, semblable à une tâche aveugle ou au punctum coecum ? Comme si ce punctum était, en fait, une chambre noire ou un Cabinet des Dessins, celui du Louvre, où j’ai toujours désiré entrer par effraction, la nuit, accompagné d’une amante…
Actéon

6.6.06

After life : Vivre sa vie…

Si actualité il y a, c’est celle du blog… Le film du cinéaste japonais Kore-Eda Hirokazu date de 1998 mais il aurait pu s’intituler « Vivre sa vie » ou « Deux ou trois choses que je sais d’elle » (la vie) ou, pourquoi pas « Sauve qui peut (la vie) » (toujours), voire « Bande à part » (jetez un œil du côté du Labo 6)… Ou « La vie des morts » ?… mais on s’égare. Rencontre de hasard. Il se trouve que j’ai découvert le film en vidéo hier. La question de son actualité est hors de propos, en raison à la fois de l’argument et de la qualité de l’œuvre.
L’argument, donc : un seul lieu, un bâtiment nu et austère, hors d’âge, une semaine, égrenée jour après jour. Les morts transitent par là, entre leur décès et le moment du départ vers l’éternité. Ils sont accueillis par un personnel compétent et bienveillant qui leur indique les règles du jeu : les morts ont trois jours pour choisir leur « meilleur souvenir », celui-ci sera filmé et projeté. Une fois qu’il aura été ainsi revécu par chacun d’eux, les morts l’emporteront avec eux en oubliant tout le reste. A partir d’une question qui pourrait alimenter une discussion de fin de soirée ou de dimanche désœuvré, figurer dans une page de magazine entre « Quel livre emporteriez-vous sur une île déserte ? » et « Votre dernier fou rire ? », Kore-Eda Hirokazu visite des contrées aussi essentielles que la mémoire, le sens de la vie… et le pouvoir du cinéma.
Vie ordinaire, vie aimée ou vie détestée, plaisir de se remémorer ou refus de choisir, absence de souvenir, mutisme : les morts défilent, en plan fixe, la caméra épousant le regard du personnel qui mène l’entretien. Ils choisissent un souvenir amoureux ou un souvenir de guerre, le son d’un grelot, le contact et l’odeur d’une mère, les attentions d’une épouse, un accouchement douloureux ou un suicide heureusement manqué. La question est réitérée, invariable, au fil des plans : qu’est-ce que vivre sa vie ? De cette femme au visage lumineux qui s’exclame « C’est formidable d’avoir vécu ça ! » à cet homme, indécis, obligé de visionner en 70 bandes vidéos les 70 années de sa vie, désolante de « normalité », sa vie qu’il n’a pas su vivre, afin d’y trouver le souvenir qui l’accompagnera dans l’éternité. Ou ce jeune homme de 22 ans, qui préfèrerait emporter un rêve et qui décide finalement de ne pas choisir, de manière à assumer l’intégralité de sa vie. Comment faire tenir toute une vie dans un seul souvenir ? On pense alors à une réponse en forme de proverbe zen : « La goutte d’eau sait-elle que l’océan est en elle ? » Le film ne tranche pas.
Le personnel est constitué de ces morts qui n’ont pas voulu choisir. Ils restent dans l’entre-deux. Ce sont des passeurs, des accoucheurs de mémoire… ce sont des cinéastes aussi, qui discutent de la manière de représenter fidèlement tel souvenir afin que le défunt se le réapproprie au mieux. La force du propos, la simplicité et la sensibilité de son traitement, le dispositif cinématographique qui vous confronte directement aux personnages, vous entraînent à vous interroger, vous aussi, et vous sentez que c’est du côté des tripes que cela travaille. After life… titre bien factuel. Le titre original, si je ne me trompe, était quelque chose comme Beautiful life. Disons que j’aime cette idée.

S. Spandonis

4.6.06

Expo Hubert Robert 1733-1808

Dessins R.

Rien de ce que l’on pourrait appeler un dessin remarquable. Sanguines : paysages et ruines. Un métier restreint au graphisme ; la même différence qu’il y a entre un procès verbal et « Crime et châtiment » de Dostoïevski.


Mais, qu’est-ce qu’un dessin remarquable ? (dessin R) Il est impossible que l’on puisse trouver un critère universel, mais, je me conduis comme si, au fond de moi, ce critère existait. Une galerie de traits et de formes qu’un dessin doit venir frapper comme la peau du tambour, car je suis cet homme gravé par le hasard et la fortune, qui rit et qui pleure, qui éprouve avant de penser, et qui pense sans savoir ce qu’il sent, marqué, dit-on, par la vie, ayant des penchants.
Les attraits de la vie, une carte qui nous représente; si un dessin quelconque nous touche : il est remarquable.
Le dessin R est séparé du jugement par une nappe aux propriétés paradoxales.
Le dessin R n’est pas le moyen d'obtenir une joie, c’est la joie elle-même.
Si j’éprouve de la joie à la vue d’un dessin, je n’aurais pas l’idée qui peut l’exprimer dans un raisonnement car je suis en lieu et place de ce raisonnement même.
Si je pense un dessin, je supprime la joie, c'est-à-dire la source, le dessin R lui-même. A chaque représentation psychique suit une impulsion qui de produire joie ou peine se soustrait au langage. Dans le cas contraire vous pensez, devenez sérieux, prof d’esthétique, etc.

Je passais devant les dessins de Mr Hubert sans éprouver le moindre chatouillement. Aucune évocation à part le constat d’un travail appliqué, régulier et morne. Un travail notarial contemporain des Compagnes d’Egypte. C’est dire.

En sortant de l’expo, j’avais déjà la chronique en tête, (Bernardo n’allait pas aimer) j’espérais seulement que les lecteurs auraient la bonté de nier tout ce que je venais d’écrire, et iraient voir l’expo pour se faire une idée eux-mêmes.
Actéon
La fiche du Louvre:
Arts graphiquesdu 01-06-2006 au 16-10-2006
Hubert Robert 1733-1808Dessins du Louvre

Un large choix parmi les deux cents feuilles d'Hubert Robert conservées au Louvre révèle d’autres faces de cet artiste, plus complet et plus complexe que ne le suggère la rumeur attachée à son nom.
Face à ses somptueuses sanguines sont présentés un grand nombre de croquis rapides et justes, lumineux et souvent cocasses, d’une exceptionnelle liberté de facture ; ils témoignent à la fois de la spontanéité de ce que voit et sent l’artiste et sa capacité surprenante à transformer cette réalité sous forme de caprices. Le dessinateur de ruines s’y découvre capable d’associer le quotidien le plus banal à l’intérêt qu’il porte au visionnaire Giovanni Battista Piranesi, le Piranèse. Hubert Robert met son étonnante inventivité au service d’une nouvelle vision du paysage et au renouvellement de l’art des jardins dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.
°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°
Actéon:
PS/ vous pouvez suivre dans mon blog le récit MANUSCRIT JAZZ QUARTET

28.5.06

Marie Antoinette

Ils s'habillaient en Gucci, Prada, Versace et Armani. Ils avaient des coiffeurs terriblement fashion qui, peut-être, s'éclataient au Queens at night en rentrant de Versailles. Les copines de la Dauphine sniffaient de la coke, buvaient du champagne en cascades et s'empiffraient de macarons venant de ce pâtissier glamour dont tout le monde raffole... tout en lisant Rousseau dans une version kitch traduite immédiatement dans les faits pour une vie bucolique au petit Trianon. Eternellement trop jeunes, la reine et le roi, délicieusement décalés dans ce monde de brutes, lost in translation again, sont des idées pures dans un système de corps qui ont faim, et réclament procréation. Ils s'y exécutent, avant d'y être exécutés, ainsi va l'époque. Louis-deux-de-Bavièriens avant la lettre, mais pile dans la cible Gala Voici, il leur manquait juste un Wagner local pour rallier le glamour pétasse au glamour arty, et ils auraient alors incarné de parfaits fantasmes Parisiens 2006, génération parce que je le vaux bien, rive droite et gauche confondues. Reste que tout cela n'est qu'un film, et c'est vraiment ce qu’on se dit en sortant de la séance. Faites marcher la machine de docteur Guillotin, citoyen Sanson !

Max Marcuzzi

13.4.06

El aura


J’ai vu récemment cette chose : El Aura, de Fabián Bielinsky, avec Ricardo Darín. Un film argentin noir ou plutôt vert de gris. Esteban, un taxidermiste que tuer des animaux répugne, abat en pleine forêt, au lieu d’un cerf, un gangster au nom allemand suspect, tyran d’une jeune femme. Les amis de celui-ci l’entraînent dans une improbable histoire de braquage qu’achève un filet de sang suintant sous la porte d’un fourgon perdu entre les arbres. Mais l’histoire n’est pas importante pour moi. C’est l’aura qui l’est. Pas celle des œuvres d’art, ni celle des saints. Celle du taxidermiste avant la crise d’épilepsie, ce moment où les choses brillent d’un éclat singulier avant l’effondrement, cette fête de l’expérience sensible où, paraît-il, le monde s’emplit d’une sonorité qui ne ressemble à aucune musique. Apparition unique d’un lointain, si proche soit-il. Mais ce n’est pas le plus important pour moi. C’est le lieu qui l’est : la forêt en question c’est la mienne, en Patagonie, près de la frontière chilienne, à dix kilomètres de l’endroit où j’ai grandi. Je connais bien ces arbres. Il m’est même arrivé de dormir dans l’une des cabanes que l’on voit dans le film, refaite pour le tournage par une amie, Mercedes Alfonsín. A la fin, c’est de là que s’échappe la jeune femme. Le son lointain vient de là-bas : Der ferne Klang.

Esteban Buch

Sophie Scholl


S’il y a aujourd’hui un film qu’il est indispensable de voir et revoir et commenter et laisser lentement mûrir dans l’esprit et le sang, c’est, bien entendu, Sophie Scholl. Je viens de le voir pour la deuxième fois, je retournerai le voir sans doute ce week-end. Mais rappelons d’abord les faits. Après avoir lancé des tracts dans la cour intérieure de l’université de Munich, Sophie et Hans Scholl seront arrêtés et livrés à la Gestapo le 18 février 1943. Le film retrace le destin de la jeune étudiante lors des derniers jours qui lui restent à vivre. Quatre jours précisément, car elle et son frère seront condamnés à mort et guillotinés le 22 février, après un procès expéditif.
Agés d'une vingtaine d'années et étudiants à l'université de Munich, les frères Hans et Sophie Scholl, sont à l'origine, au printemps 1942, d'un groupe de résistance allemand au régime nazi, baptisé Die weisse rose, La rose blanche.
En moins de quinze jours, ils rédigent quatre tracts qui seront déposés chez des restaurateurs de la ville ou adressés par la poste à destination d'intellectuels non-engagés, d'écrivains, de professeurs d'université, de directeurs d'établissements scolaires, de libraires ou de médecins soigneusement choisis.
Un cinquième tract intitulé «Tract du mouvement de résistance en Allemagne» est distribué à plusieurs milliers d'exemplaires dans les rues, sur les voitures en stationnement et même dans la gare centrale de Munich. Le sixième tract qui commente la défaite de Stalingrad leur sera fatal.
Enrôles dans les Jeunesses hitlériennes, alors qu’ils étaient encore lycéens, rien, en apparence, ne prédisposait Hans et Sophie Scholl à défendre les valeurs démocratiques au prix de leur vie. Rien si ce n’est l’expérience vécue par Hans, étudiant en médecine, dans les hôpitaux du front de l’Est, rien si ce n’est leur foi chrétienne et la lecture de certains penseurs. Leurs tracts sont d’ailleurs truffés de références à Schiller, Goethe, Novalis, Lao Tseu, Aristote et des citations de la Bible. Une certaine idée de l’Allemagne menacée par la barbarie. Cette Allemagne dont ils craignent qu’elle ne soit un jour : « le peuple le plus haï de tous, exclu du monde. »
A la lecture des tracts on sent passer à travers le corps un étrange courant électrique :
« Faut-il en conclure que les Allemands sont abrutis, qu’ils ont perdu les sentiments élémentaires, que rien en eux ne s’insurge à l’énoncé de tels méfaits ? C’est bien ce qu’il semble et même, si le peuple allemand ne se dégage pas enfin de cette torpeur, s’il ne proteste partout où il est possible, s’il ne se range pas du côté des victimes, il en sera ainsi éternellement. Qu’il ne se contente pas d’une vague pitié. Il doit avoir le sentiment d’une faute commune, d’une complicité, ce qui est infiniment plus grave.
Car, par son immobilisme, notre peuple donne à ces odieux personnages l’occasion d’agir comme ils le font. Chacun rejette sur les autres cette faute commune et continue de dormir, la conscience tranquille. Mais il ne faut pas se désolidariser des autres, chacun est coupable, coupable, coupable ! »

10.4.06

Romanzo criminale


Il n’est pas toujours facile de dire pourquoi un film ne semble pas bon, et parfois cette difficulté peut même constituer l’un de ses attraits mineurs. Il s’agit de percevoir son ambiguïté, c’est-à-dire sa manière de se tenir à cheval sur la pertinence du propos, de l’approche, du style, et un je ne sais quoi de putassier qui, sans nécessairement ôter les charmes du tout, le rehaussant peut-être même aux yeux de certains, empêche qu’on se dire que c’est un bon film. Ici, un groupe de jeunes gangsters veut « prendre Rome », et remplacer les vieilles mafias en place de manière à devenir les nouveaux partenaires des « oncles siciliens » pour le trafic de l’héroïne. Par ce biais, les Brigades rouges, les manipulations occultes par l’État qui, on le sait bien, pilote l’ensemble en sous-main, la mafia, les attentats fascistes, sont évoquées en une sorte de digest courant sur l’ensemble des années 70-80 ; ça aurait pu être bien. Il y a évidemment aussi la pute aimant qu’on la traite en dame, le beau bandit qui tombe amoureux d’une pure jeunette férue d’art et un peu intello : les contrastes classiques du film de genre constituent l’horizon de ces JHTSV, jeunes hommes ténébreux et stupidement violents, dont on peut se demander en quoi ils ont pu intéresser le complaisant metteur en scène (pourtant pas mauvais a priori, il avait réalisé un très bon Les amies de cœur avec lui-même et Asia Argento). Mon hypothèse : l’ensemble du film n’est qu’un prétexte servant à mettre en scène un petit gag, qui a dû être le moteur de l’ensemble. Voici : le policier en charge de l’affaire fait dans un moment d’égarement métaprofessionnel un passage actif dans le lit de la pute, et, après que celle-ci soit partie rejoindre ses gangsters d’amis, qui ont décidé de lui offrir un bordel, lui glisse un chèque dans le miroir de sa coiffeuse. Ah oui, l’idée du flic qui paye sa pute par chèque avec nom, signature et adresse bancaire, fallait y penser ! -(ps pour ceux que ça intéresse : elle n'encaissera jamais le chèque). On peut saluer l'artiste.
Max Marcuzzi

16.3.06

Portrait de l’Empereur en vagabond : Le Soleil d'Alexandre Sokourov



Hirohito ressemble à Charlot, et les photographes américains, avides d'immortaliser la figure de l’Empereur défait, n’en reviennent pas de cette découverte… Hey ! Charlie… ! Hirohito, petite silhouette fluette à la fine moustache et à la bouche vibrante, porte un costume sombre et étriqué, un petit chapeau noir. Il a renoncé au kimono qui ne se porte que dans les grandes occasions et se prête au jeu, posant en souriant au milieu des roses. Quelques séquences avant, Alexandre Sokourov a dispersé au vent Hiroshima et Nagasaki, dans un tableau étonnant de flammes et d’eau où des poissons noirs, tels les bombardiers, flottent dans les airs. Hirohito, seul dans ses appartements, sombres et étriqués eux aussi, s’attarde sur l’album photo du bonheur familial et caresse doucement le visage des absents. Il laisse ouvert devant lui un autre album contenant les portraits glacés, somptueux et triomphants de stars hollywoodiennes… Gene Tierney, Greta Garbo… et Charles Chaplin… Il regarde la photo d’Hitler, le dictateur qu’il n’a jamais rencontré. Ce qu’il reste du film de Sokourov, ce sont ces fulgurances visuelles jaillies de la tonalité gris de cendre qui baigne l’ensemble de l’œuvre. Le gris des villes terrassées. Des fulgurances subtiles et d’une cohérence sans faille, à l’image de cette grue, symbole de bonheur et de paix pour les Japonais, que les GIs venus chercher Hirohito, chahutent au passage. Le cinéaste raconte comment un Dieu devient homme et semble s’en accommoder. A-t-il jamais cru lui-même à son essence divine ? Il est juste curieux de savoir s’il ressemble vraiment à Charlot. L'Empereur apprend à ouvrir une porte lui-même, à fumer le cigare en buvant du cognac, à se passer d’interprète et d’intermédiaires. Il est époux et père, chef d’Etat responsable, naturaliste à ses heures, polyglotte. Sokourov nous raconte aussi la mort d’un mythe tenace, celui du Japon « éternel » et immuable. Renonçant à toute tentation pittoresque et décorative au profit d’une épure que l’on pourra juger austère, il le dépouille de son imagerie attendue. Sokourov ne verse pas dans une japonité qui serait pure altérité. Ce n’est pas si fréquent. Il ne modère pas sa sympathie envers son personnage et choisit de se démarquer du discours culpabilisateur communément tenu à l'égard du Japon. Les historiens pourront à juste titre s'en indigner, comme le chambellan, fidèle et compassé, de voir Hirohito comparé à Charlot. Restera néanmoins la présence marquante d'un grand personnage de cinéma.
Sophie Spandonis

5.3.06

Truman Capote

J’ai vu cette chose récente : Truman Capote, de Bennett Miller, avec Philip Seymour Hoffman. Je vais parler de la fin du film : si vous ne voulez pas la connaître, détournez la vue maintenant. Capote, lui, ne l’a pas fait lorsqu’on a pendu son personnage. Le film raconte comment il a écrit In Cold Blood, ce grand roman inspiré d’un petit fait divers, deux hommes quelconques qui dans le Sud des États-Unis massacrent une famille sans raison particulière. L’écrivain va rendre visite aux assassins dans leur prison, semble sympathiser avec eux, les aide à trouver un avocat qui leur permet d’échapper à une exécution rapide. Il devient ami de l’un d’entre eux, Perry. Il en tombe peut-être amoureux. Il écoute l’histoire de sa vie - toute sa vie, sauf le jour du crime. Ce n’est qu’en le menaçant d’abandon qu’il obtient de sa bouche le récit de la scène centrale de son roman. Perry s’exécute : on voit à l’écran la violence chaude et brouillonne de deux types en colère.


Manque désormais la fin, la mise à mort des assassins. La machine judiciaire s’éternise, Capote, condamné à attendre le dénouement pour terminer son ouvrage, sombre dans l’alcool et la dépression. Il cesse délibérément d’aider ces hommes à sauver leurs vies, pour aider ses personnages à devenir eux-mêmes. De longues années après les faits, la Cour suprême tranche : c’est la peine capitale. Capote est là, horrifié et mort de honte, mais incapable de détourner le regard, et secrètement satisfait. Il peut finir son chef-d’oeuvre de non fiction, ce genre auquel il aura donné sa physionomie contemporaine. Mais la culpabilité et la boisson l’entraîneront d’abord vers l’impuissance créatrice, ensuite vers une mort précoce. La non fiction est devenue une machine de destruction : c’est bien la loi du genre qui tue, d’abord les criminels, ensuite le législateur. Littérature meurtrière, de sang-froid.
Esteban Buch

26.2.06

EXPOSITION INGRES





Après les dessins de Véronèse et Tintoret je me demandais si avec Ingres j’aurais meilleur sort, non pas que mon ignorance fut complète à ce sujet; je connaissais son œuvre et savais à quoi m´attendre. Seulement, vous l’aurez remarqué, je cherche à être affecté in situ, touché, surpris, ému. Je mettais la chance de mon côté et ne demandais que ce que le hasard pouvait m’accorder. Un dessin m´avait peut-être échappé. La vue d´une belle femme jointe à l´idée d´un dessin d´Ingres pouvait éventuellement infléchir mon jugement en sa faveur.

En vain…

En aparte. Il faut que par quelque biais l´effet soit réel. Il me plaît d´imaginer chaque fois que je regarde un nu ce qui est à sa source, l´amont du dessin. Le dessin ne présuppose aucune idée. Je vois mal comment quelqu´un pourrait s´aventurer dans le dessin d´une femme… en général, sans tomber dans le discrédit, et si c´est d´idéal ce dont il s´agit, la contrariété n´en sera pas moins grande, car comment ne pas échouer si pour qu´un nu reste un nu, il faut que la source demeure empirique. La chute de l´idéal est ce qui donne lieu à… (je vous laisse répondre)

Contre-exemple : Watteau
En vain. Dés les premier croquis j´ai vu l´asservissement. Un dessin à la merci du tableau, une main captive qui compte ses sous, un quadrillé surveillant son homme de main. Un effort trop appliqué; des lignes sans traits. L’élan refoulé. Le tout montrant des penchants atones. Clôtures. Aucune amante. Je ressentais le poids lourd de l’Etat, il y a chez Ingres un côté fonctionnaire du nu, à croire, Mesdames, que notre homme ne léchait que les tableaux…




Mais surtout l’exemple se trouve chez Rubens.



Une femme n’est pas modèle…



Les tableaux maintenant.




La jeune femme semblait s’y intéresser. S’approchant de la toile plus que ne le font les gens d’habitude, je me plu à imaginer chez elle des penchants analogues aux miens : fraternité dont la seule objection était le sexe. Mais avions-nous les mêmes goûts ?

J’allais de salle en salle à la recherche de l’œuvre qui puisse contredire mes appréhensions. J’avais la femme, il me fallait lui trouver des circonstances atténuantes. Mais
Ingres daigna me répondre.

Elle avançait (à petits pas de danseuse) beaucoup plus lentement que moi. Au fait, je ne suivais aucun ordre, je me promenais distrait. Elle, plus méthodique et qui n’avait pas jugé utile de se défaire de son sac à dos ni de l’anorak, regardait tout avec constance. J’avais fait deux fois le tour qu’elle n’avait pas complété un quart du premier. Au troisième tour je la perdais de vue. J’en faisais un quatrième, elle avait disparu.

Je m’assois. Rien. Je prends mon carnet :

« Tout ce que nous demandons à la nature est de tenir lieu de Droit, Naturel d’après ce que l’on sait. Le droit des gens inclurait nos penchants ; la culture nous donnerai les moyens de les éviter. Si l’art nous permet de signer la paix seul le hasard nous libère. »

Toujours rien. Tant pis.

Direction : l’école du Nord.
Cette nouvelle promenade, en un sens égal aux autres — est un réitérer, un insister, un persister sur le même trajet, visiter les mêmes tableaux sans pour autant éprouver toujours les mêmes choses, découvrant ça et là un détail nouveau, méditant au gré des peintures, pareil à celui qui n´ayant d´autres choix que l´attente fait du différer son acte.
Mais quoi en marchant ?

Ecole du Nord. C’est visiblement là que j’ai rendez-vous, du moins c’est ce que j’ai décidé ou pâti, un jour ; un seul jour, comme c’est toujours un instant ce qui décide, nous décide — nous rencontre.
Un moment incertain, je me demandai, pourquoi ne serait-il pas en même temps simple, et du coup réjouissant ?

Devant chaque tableau me touchant la promenade paraît se dissoudre, tout comme les tracasseries quotidiennes en sont suspendues.

Si un tableau nous fait éprouver de la joie, nous ne pouvons pas nous rapporter à nous mêmes de la même manière que lorsque la beauté, c’est nous qui la produisons, par exemple, comme il arrive avec l’éclosion d’une phrase et que nous nous rendons compte qu’elle est celle d’un poème, son début, que nous allons pouvoir désormais écrire. La joie qui nous procure une toile, nous vient de l’extérieur ; il est impossible de l’anticiper, elle n’est pas en nous ; pourtant dès que la rencontre se produit, cette toile-ci, est un moment de nous même, mais si nous nous tournons vers nous-mêmes pour en savoir un peu plus : elle a disparu.
Actéon

23.2.06

Célimène et le cardinal

Il est urgent d'aller au Lucernaire entendre la pièce de Jacques Rampal Célimène et le cardinal, dont la reprise est captivante.
L'auteur invente les retrouvailles d'Alceste et de Célimène du Misanthrope, vingt ans après...
Les deux comédiens sont d'une grande justesse, Claude Jade pour la féminité ( l'ncertitude de l'âme ) et Patrick Préjean, le sexe fort ( la certitude de l'esprit ).
Le temps n'existe plus, les spectateurs l'inventent pour ne pas trop s'ennuyer car la création dépasse la répétition.
Régis Barale

21.2.06

PROMENADE AU LOUVRE 3


Entre 1578 et 1588, Tintoret, Véronèse, Francesco Bassano, Palma le Jeune et Zuccaro sont les protagonistes d’une épopée artistique dont l’enjeu est autant esthétique que politique : obtenir, à l’issue du concours organisé par le gouvernement vénitien, de peindre le Couronnement de la Vierge, dit aussi Le Paradis, au-dessus de la tribune du doge dans la salle du Grand Conseil du palais ducal de Venise. De cet événement capital pour l’histoire de l’art, il reste de nombreux témoignages qui constituent un véritable instantané de la situation artistique de la République lagunaire dans les années 1580 et une éclatante leçon sur les techniques des grands maîtres vénitiens.


Aucun dessin ne m´arrêta dans la marche. Je restai là, appréciant davantage la disposition en demi-cercle des dessins présentés que les traits de chacun d´eux. L´aspect des gens regardant les esquisses avaient plus d´effet sur moi que les dessins eux-mêmes, ainsi cette femme qui restera hors-cadre et que je verrai en entrant dans la salle.


Au moment de prendre la première photo, je ressentis la pudeur qui allait m´empêcher de trouver mon agrément. Celle-ci me rappela ce que j´avais lu peu de temps avant : le futur est l´espace. Je ne pouvais coïncider avec l´idée de Paradis.

Je voulais quelque chose de plus érotique.

Dessins traits peu convaincants, ne sachant pas s´effacer



— juste indiquer le lieu :
le trait est lisière—
coupant vers l´extérieur et ouvrant vers l´aspect, ici des corps, celui-ci : homme assis vu de dos… le moins qu´on puisse dire est que les lignes trop bavardes empêchent le regard d´y séjourner. ( Il faudrait donner un contre-exemple, Rubens )


ayant déjà vu ailleurs
ce qu´ici paraît différer sa présence. Je m´ennuie


pas d´écho
où puisse se créer
l´amont de l´œuvre

(est éros) porter hors de soi l´attrait

irruption d´un dessin,
l´étonnement avec quoi tout ( ou presque ) commence, en vérité
aussi bien alétheia

dévoilement
(il faudrait donner un exemple )

Quand nous parlons du dessin nous donnons priorité à une expérience que nous avons appris à appeler esthétique et qui consiste à entendre une œuvre à partir de sa réception, soit de la somme des sensations <aisthésis> et perceptions censées témoigner d’autre chose que d'elle-même, altérité feinte qui cache et dit tout fort : l’art. Ici le dessin serait l’esclave d’un moyen et l’art un savoir-faire <tékhne>, un moyen pour arriver à l’autre que lui-même, au fond, à l’idée, à la notion, à l’invisible

<poiesis> est déclassé, esclave d’un moyen, le produire et le faire, l’art de faire — ni trait, ni contour, ni coupe sont vus comme frayage

mais où doit-on chercher l’autre-que-lui-même si ce n’est dans le dessin même ?
Qu’est-ce qu’un trait sinon son empreinte—


EMPREINTE, subst. fém.
A. Marque, forme laissée par la pression d'un corps sur une surface. Empreintes de pas sur le sable; laisser des empreintes. Synon. impression (vx), trace.
— Proust : « Seule l’impression ; si chétive qu’en semble la matière, si insaisissable la trace, est un critérium de vérité ; et à cause de cela mérite seule d’être appréhendé par l’esprit, car elle est seule capable ; s’il sait en dégager cette vérité ; de l’amener à une plus grande perfection et de lui donner une pure joie. »




Il est à parier que sans ce lieu qui accompagne les attouchements d’un couple, au dessin lui serait épargné sa provenance.
Actéon

19.2.06

Anselm Kiefer à Montréal

J’ai vue cette chose récente : Himmel und Erde, l’exposition d’Anselm Kiefer au Musée d’Art Contemporain de Montréal. Le plomb, l’Allemagne, le fer, le Christ, l’amiante, les champs brûlés, les graines de tournesol, les fleurs de cendre, les Juifs, les noms, les livres, l’hélice, l’Allemagne, le plomb. Rien qui ne soit hostile aux doigts et à la langue. Et puis je découvre cette œuvre qui évoque les femmes de l’antiquité. Les prénoms – j’aurais dû noter tous les prénoms. Mais je n’ai retenu que la texture de leurs vêtements, qui sont pendus dans l’espace, perpendiculaires à la grande toile brune et noire. Ces héroïnes, avant de se couler dans la gloire, ont dû passer de l’extérieur à l’intérieur de ces tissus. Les robes toutes entachées de blanc témoignent de leurs envies, portent l’empreinte de leurs amours décomposés. Je les regarde de près, j’observe la ligne des tuniques et le volume des chemises, je découvre une chaussure, je devine une culotte que je ne vois pas. Artiste voyeur pudique. Les pièces sont engluées dans une substance lourde et collante, qui vient de refroidir il y a tout juste quatre siècles. Tout ici rejette le toucher. Faire l’amour à ces fantômes : éjaculer du mercure.
Esteban Buch

Anselm Kiefer

17.2.06

Bonnard et Tintoret

Bonnard aujourd'hui au musée de la Ville de Paris rénové peint à neuf est très loin de Degas et de Matisse - peut-être la Sieste, mais encore - que tout cela est sombre - du trop plein la vue - effet d'une mauvaise tapisserie, conséquence des commissaires mélancoliques et des conservateurs des souffrances - les figures de femmes sont malheureuses, posées comme des pions inactifs et maladroits dans une surcharge de couleurs souvent mal accordées - paysages qui conviennent aux vieilles habituées des musées, ces drôles de répliques, évidentes et vivantes, des gravures de Goya - préférons les caprices aux caricatures ! Je sauverai du lot présenté, pour l'endroit, Salle à manger sur le jardin à Arcachon (1930-31) et la pièce clé, fin de parcours, L'atelier au mimosa (1939-1946), d'une autre guerre.

L'atelier au mimosa

Le reste, malaise dans la couleur, le midi est assombri par trop de tons qui crient - seul intérêt de Bonnard : ses agendas - soucis du temps du jour (beau, nuageux, couvert, brumeux, variable, pluie…) avec accompagnement de dessins sur le vif de femmes nues, esquisses libres de l'intime - liberté du temps et des détails, respiration du jour.

Quelle figuration en peinture aujourd'hui ? Question fondamentale. Pourquoi Bonnard ne tient-il pas le temps à part quelques toiles ? Et pourquoi Bacon le tient. Question de risques et de dépenses. Le sud est mal vu, mal vécu, mal senti - Bonnard a le soleil triste. Il préfère les baignoires à la mer, les intérieurs aux extérieurs - c'est la différence essentielle avec l'œuvre de Cézanne ouverte à l'infini, même lorsqu'il s'agit d'une nature morte, d'un intérieur. Il y a quelque chose d'étroit, même dans les cadrages que certains trouvent originaux - une impasse devant la glace.

Par contre, au Louvre, et j'y convie Actéon, pour une rencontre au Paradis, Tintoret brille parmi ses contemporains, dessins, couleurs, corps en joie dans le sourire du ciel. Il faut aller voir celui que Giacometti appelait en 1920 après un voyage à Venise "le plus grand des amis" : "Je l'aimais d'un amour exclusif et partisan. Tintoret avait raison et les autres avaient tort."

Lionel Dax

Picasso et Bonnard

"Ne me parlez pas de Bonnard. Ce qu'il fait n'est pas de la peinture. Il ne va jamais au-delà de sa sensibilité. Il ne sait pas choisir. Quand il peint un ciel, par exemple, il le peint d'abord bleu, plus ou moins comme il est. Puis il regarde d'un peu plus près et y voit un peu de mauve ; alors il ajoute une touche ou deux de mauve, sans se compromettre. Et puis il se dit qu'il y a aussi un peu de rose. Donc, il n'y a pas de raison pour qu'il ne mette pas de rose. Le résultat est un pot-pourri d'indécision. S'il regarde assez longtemps, il finit par ajouter du jaune, au lieu de décider de quelle teinte devrait réellement être ce ciel. On ne peut pas travailler ainsi. La peinture n'est pas une question de sensibilité; il faut usurper le pouvoir ; on doit prendre la place de la nature et ne pas dépendre des informations qu'elle vous offre. C'est pour cela que j'aime Matisse. Il sait toujours faire un choix intellectuel entre les couleurs. Qu'il soit ou non proche de la nature, il sait toujours remplir complètement une étendue avec un ton, uniquement parce qu'il s'accorde avec les autres couleurs de la toile, et non parce qu'il est plus ou moins sensible à la réalité. S'il décide que le ciel doit être rouge, il le fera rouge cadmium, et rien d'autre. Ce sera parfait, parce qu'il observera exactement le même degré d'intensité dans les autres couleurs. Il transposera tous les autres éléments de la toile dans une gamme chromatique assez vibrante pour que les rapports entre les tons rendent possibles l'agressivité de ce premier rouge et son arrogance. C'est Van Gogh qui a trouvé le premier la clef de cette tension. Il écrivait : "Je me monte le cou jusqu'au jaune". Regardez un champ de blé, par exemple ; vous ne pouvez pas dire qu'il soit vraiment jaune cadmium. Mais une fois qu'un peintre a décidé arbitrairement qu'il en est ainsi, utilisant une couleur qui ne reste pas en deçà de la nature mais la dépasse, il détermine entre les autres couleurs des relations qui font éclater le corset de la nature. Ainsi il affirme son indépendance. C'est ce qui donne de l'intérêt à son œuvre.

Le champ de blé, Vincent Van Gogh

Je n'aime pas Bonnard. Je ne veux pas être touché par ce qu'il fait. Ce n'est pas vraiment un peintre moderne ; il obéit à la nature, il ne la transcende pas. Cette façon de surpasser la nature est activement poursuivie dans l'œuvre de Matisse. Bonnard n'est qu'un néo-impressionniste, un décadent, un crépuscule, pas une aurore. Qu'il ait un peu plus de sensibilité qu'un autre n'est qu'un défaut supplémentaire à mes yeux. Cette dose excessive de sensibilité lui fait aimer des choses qu'on ne devrait pas aimer. Mon autre grief à son égard concerne sa manière de remplir toute la surface de la toile, formant une étendue continue qui frissonne imperceptiblement, touche par touche, centimètre par centimètre, mais qui est complètement dépourvue de contraste. Jamais le noir ne s'oppose au blanc, le cercle au carré, ni l'angle aigu à la courbe. On cherche en vain sur cette surface extrêmement orchestrée, qui se développe organiquement, le coup de cymbales inattendu d'une violence concertée."

Propos de Picasso recueillis par Françoise Gilot
Réédition en poche (10/18) du superbe livre
de Françoise Gilot et Carlton Lake (1964) :
Vivre avec Picasso

15.2.06

PROMENADE AU LOUVRE 2

Je ne m’y attendais pas.
Je gardais le souvenir des couleurs diaprées des premières œuvres de Diego de Ribera vues à Séville cet été. Cette manière d’immiscer fond et premier plan avec des ocres rouges, terre d’ombre brûlée, noirs bleutés traduisant des masses d’ombres d’où se détache la figure : un visage, un bout de drapé, un outil, un livre, un manuscrit…


Un souvenir que j’avais voulu redoubler par l’exercice, l’inscrire pour qu’il me revienne un peu comme aujourd’hui — moi-même peignant quelque part, ou un rêve de même acabit poursuivant sa course entre solitude et plaisir. Combien de temps que je ne regardais pas le Caravage ?


Il fallait prendre l’accès Denon ; m’arrêta un panneau indiquant une exposition :
Véronèse et le dessin vénitien

Je bifurquais. Dessins
Charge dont nos sensations en seraient le paysage — songez à sa couche.
Regard d’Actéon : celui qui d’avoir vu nue Diane dans son bain fut par elle puni et métamorphosé en cerf, il se fera dévorer par ses propres chiens.
L’avez-vous éprouvé ?

Devant un dessin nous nous trouvons à la même place que celui écoute mais nous ajoutons la nature comme s’il en allait d’un objet. Nous parlerons ensuite d’images, des images, de représentation. C’est que nous voyons peu.

Nous sommes MAITRES de l’occlusion.

Est-ce parce que nous ne sommes plus pourvus de pudeur que nous n’entendons plus les chiens ?

Un dessin : Paris Bordon ; Trévise 1500 – Venise 1571


Il est à parier que sans ce lieu qui accompagne les attouchements d’un couple, au dessin lui serait épargné sa provenance.

Quelques reliquats dans le trait témoignent du savoir-faire.

L’amour a besoin de main d’œuvre.

Actéon

9.2.06

PROMENADE AU LOUVRE 1

J’ai souvent imaginé qu’au Louvre il devait m’arriver des choses magnifiques, mais sachant que les chances de que cela se produise étaient au moins égales à celles qui pouvaient m’en empêcher, il me parut plus plaisant d’étendre cette chance à chacun.


Non pas visiter le Louvre, s’y promener.

Chaque photo m’apprenant, après coup, à quel point nous savons peu nous arrêter. Le temps nous manque, disons nous, laissons la chose pour demain. Comme si nous pouvions vivre sans vouer notre choix à la vertu. Il paraîtrait que tout est obligation. Heureusement, le Louvre est si grand qu’on peut s’y perdre.



La photographie est le silence de la vue. Elle est à notre charge. Elle nous regarde.


J’ai été à même de pouvoir imaginer une raison qui ferait de l’imagination de chacun le lieu de tous. Musée du Louvre.

Actéon

5.2.06

A l'affiche (Odete)


Vu Odete, hier soir.
Film portugais, premier film (?), pas lu de critiques avant.
J'avais dans l'idée que c'était un film léger, peut-être à cause de la photo de l'affiche (une fille en rollers en train de fumer une cigarette sur une cuvette de toilettes)... c'est le film le plus uniformément noir que j'aie vu depuis longtemps.
Une fille qui a une folle envie d'enfant, jette son amant qui ne veut pas lui en faire un, fait une "grossesse hystérique", (se) raconte qu'elle est enceinte du jeune voisin (gay) qui vient de mourir dans un accident de voiture, essaye de se faire adopter par la mère dudit voisin, s'accroche à l'amant désespéré dudit voisin (qui, lui-même, tente de se suicider à plusieurs reprises), pour finir par se prendre elle-même pour ledit voisin lequel fait quelques brèves apparitions fantomatiques.
C'est long, morne et froid comme une soirée d'hiver.
Du noir qui ne réfléchit aucun rayon.
On peut se contenter de l'affiche.
Sophie Spandonis